Vin

Yquem ouvre les portes de son paradis

Dans ce château du Sauternes se crée le vin blanc le plus cher du monde. Autant qu’une promenade, un voyage dans le temps.

Il faut se méfier des apparences. Avec ses murs de pierre ocre, ses tourelles robustes, sa cour intérieure percée en son cœur d’un puits profond, le Château d’Yquem a l’air serein, indestructible, enraciné dans la terre depuis mille ans. Autour de lui, sur les pentes douces de trois vallons qu’on appelle ici des « croupes », 100 hectares de vignes qui, chaque année ou presque, donnent à l’humanité le meilleur vin du monde.

Pourtant, cette solidité est trompeuse. Bâti entre le XVIe et le XVIIsiècle, Yquem est un extraordinaire château de cartes tremblant sous les averses, les hasards et les incertitudes, une cathédrale légère ciselée par des mains fiévreuses et couvée par des regards inquiets. Ici, la nature peut réduire à néant une année de sueur, et l’on n’hésite pas à rejeter une récolte entière si elle n’est pas à la hauteur des exigences. Le sommet sinon rien.

Grand spécialiste du vin rouge et patron du Château Cheval Blanc, Pierre Lurton, éternel jeune homme de 64 ans, dirige le domaine d’Yquem depuis 2004 : « Chez nous, ça passe ou ça craque », résume-t-il, l’œil espiègle. Traverser le miroir pour goûter les merveilles ? Pierre Lurton tient dans ses mains une lourde clé et se dirige vers la tour sud, dans le « caveau » où sont entreposés les plus grands trésors de ce lieu magique, ses plus vieilles bouteilles : « J’ai les clés du paradis », sourit-il. On le suit le cœur battant.

On a entendu tant de choses sur ce breuvage des dieux ! Sa fraîcheur inouïe, son infinie longueur en bouche et ses parfums dans une gorgée… La pêche, l’abricot, le melon, l’ananas, la fleur d’oranger, le citron confit, la mandarine, les fleurs de tilleul et de chèvrefeuille, la vanille, la cannelle, le safran, la réglisse, le caramel, la cire et le miel, n’en jetez plus !

Grand amateur d’Yquem, Frédéric Dard n’y voyait d’ailleurs pas un vin mais un nectar : « De la lumière bue ! » Une lourde porte s’entrouvre sur une salle plongée dans l’obscurité. Le Château d’Yquem, seul sauternes classé premier cru supérieur, est un vin presque éternel. Il peut se conserver un siècle et demi. Une machine à remonter le temps. Dans quelques secondes, on aura la chance de partir en voyage, de toucher des yeux, du doigt et des papilles le saint Graal des blancs liquoreux dont les plus précieux flacons s’échangent pour des sommes folles. Mais auparavant, il faut adopter le conseil de Talleyrand : « Avant de porter un tel nectar à ses lèvres, on le regarde en tenant haut son verre, on le hume longuement, puis, le verre reposé sur la table… on en parle ! » écrivait le diable diplomate à propos d’une flûte de champagne. Cet adage vaut cent fois pour le Château d’Yquem.

Mais d’abord, un peu d’histoire. En 1593, un notable, Jacques Sauvage, reçoit du roi de France les droits de tenure sur les terres d’Yquem. Sa famille sera anoblie au siècle suivant. En 1785, à la veille de la Révolution, sa descendante Françoise Joséphine Sauvage d’Yquem épouse le comte Louis Amédée de Lur Saluces. La couronne d’Yquem restera dans cette famille jusqu’à la fin du XXsiècle, quand le groupe LVMH prend les commandes.

Longtemps, on y cultive des blancs sucrés, presque moelleux, mais c’est au XVIIIsiècle qu’Yquem, imitant des pratiques rhénanes et hongroises, se met à fabriquer des liquoreux en sélectionnant uniquement… des raisins malades.

Sandrine Garbay connaît son Château d’Yquem sur le bout des grains. Maître de chai du domaine depuis plus de vingt ans, elle parle de son vin avec des mots précis. Elle raconte l’équilibre des cépages, 25 % de sauvignon, 75 % de sémillon, la taille prévue bientôt, en janvier, les 40 viticulteurs à la rescousse, les labours légers du printemps pour désherber, les vignes liées aux piquets de bois avec de l’osier, l’effeuillage de l’été – « les grappes doivent être espacées comme le linge sur le fil » –, l’épandage du fumier, la fabrication des barriques, la récolte minutieuse dans des paniers en bois de peuplier par une cohorte de 160 vendangeurs experts.

Elle conte surtout Botrytis cinerea, ce champignon qui effraie les viticulteurs mais qui est la clé magique des saveurs du sauternes : « Le botrytis digère la peau du raisin. L’eau du grain s’évapore et le sucre se concentre. Stressé, le raisin produit des molécules aromatiques qui enrichiront le vin et lui donneront une saveur unique. » C’est la fameuse « pourriture noble » qui ronge les grappes, momifie peu à peu le raisin et lui donne un goût de fruit confit. Avec sa couleur d’or pur, le vin d’Yquem paraît jaillir d’un fruit translucide, comme si l’on avait coincé le soleil dans un pressoir géant pour en tirer le suc. Mais pas du tout : cet or sort de grappes hideuses que les propriétaires ont longtemps cachées aux acheteurs américains ou hollandais, de peur de les horrifier. La beauté des laids se boit sans délai.

Sandrine Garbay essaie de poser un regard scientifique sur ce miracle. Le Château d’Yquem est idéalement placé entre la forêt des Landes, la Garonne et le ruisseau ombragé du Ciron, explique-t-elle. En septembre, les brumes de l’aube, propices au développement du champignon, emmitouflent les vignes, puis elles sont balayées par un vent du sud-est qui assèche les grappes :

« C’est incroyable, la dimension que prend ce vin avec si peu d’intervention ! On apporte du soin, bien sûr. Mais il se révèle quasiment tout seul. Pour un œnologue, c’est toujours étrange. Mais j’accepte ce mystère. »

— Sandrine Garbay, maître de chai

La clé de l’énigme se cache en partie dans les nuages. Depuis trente-six ans, Francis Mayeur, mémoire vivante du lieu, arpente inlassablement ces vignes en observant le ciel. Directeur technique du domaine, cet obsédé de la météo consulte les sites spécialisés allemands ou anglais, et vérifie les données des cinq stations du château, dont l’une date du XIXsiècle. Il compulse les feuilles des vendanges des années passées, sait ce qui a été ramassé tel jour en 1885, compare avec sa propre feuille de route. Goûte sans arrêt les grains.

Cette année, le raisin est cueilli en quatre jours, un week-end miraculeux au milieu d’un déluge. Parfois, le botrytis n’est pas au rendez-vous, comme en 2012 où il a fallu abandonner la récolte : « On est habitué aux sacrifices. Ici, un pied de vigne donne un verre de vin. Quand, pour le rouge, un pied donne une bouteille. Rater une année pour le rouge, c’est exceptionnel. Pour nous, c’est toujours possible. On ramasse des champignons. C’est comme les cèpes. Ils sont là quand ils sont là. »

Francis Mayeur regrette que les Français se soient détournés des vins liquoreux : « On a bourré le crâne des gens avec le sucre, on leur a dit qu’il fallait faire attention. Alors les digestifs, les liquoreux ont sauté, c’est dommage. Il y a autant de sucre dans un verre d’Yquem que dans une pomme ! » L’an dernier, le château est passé en agriculture bio, mais ça n’a pas changé grand-chose pour Francis.

« On l’était déjà avant. Pour ne pas tuer notre champignon, on n’utilise aucun produit chimique. À une époque, on passait même pour des arriérés ! »

— Francis Mayeur, directeur technique du domaine

Quand le champignon est bien agrippé au raisin, il est hors de question d’arracher la grappe d’un coup. Non, il faut cueillir les grains un par un, passer en moyenne cinq fois sur la même grappe en l’espace de quelques semaines, équilibrer les fruits trop concentrés quand le soleil a frappé fort avec d’autres grains cueillis plus tôt, trouver le meilleur chemin dans les 150 parcelles.

À 32 ans, l’œnologue italien Lorenzo Pasquini vient d’être intégré à l’équipe. Il représente la relève : « Je n’aurais jamais osé en rêver ! Être ici, c’est faire partie d’un mythe. » Et quand il est arrivé, en octobre, il a demandé à Francis et Sandrine quelles étaient les « bonnes parcelles », celles qui donnent chaque année les meilleurs fruits. « Ils m’ont répondu que ça ne marchait pas comme ça. Ici, ça change tous les ans ! J’essaie de m’imprégner de leur savoir. »

C’est enfin l’heure d’entrer dans le « caveau ». Pierre Lurton allume, ouvre les portes en métal qui protègent des centaines de flacons empoussiérés. Une centaine d’étés encapsulés dans des milliers de bouteilles plongées dans le noir. D’un œil sûr, le maître des lieux commente. Entre ses mains, passent les crus légendaires : 1921, 1937, 1945, 1947, « des modèles », les années 1950, « une série extraordinaire », 1893, dont il ne reste qu’une seule bouteille. Pierre Lurton parle d’amertume, d’acidité fraîche.

Le patron d’Yquem jette son dévolu sur une bouteille de 1967. Il prévient : « Boire ce vin, c’est une des manières les plus élégantes de voyager dans le temps. » On monte dans la machine. Un soleil liquide glisse dans notre gorge ; c’est sucré, acide, une douce amertume, du pamplemousse, du givre, de la joie, des ciels bleus, l’été 1967, les amours de juillet, de Gaulle crie « Vive le Québec libre ! », le Biafra s’embrase, des hippies manifestent aux États-Unis contre la guerre du Vietnam, la NASA prépare le vol d’Apollo 4. Et, dans les vignes d’Yquem inondées de lumière, nous sourions à la lune.

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